Ophelia
“De tous les sujets mélancoliques, quel est le plus mélancolique selon l’intelligence universelle de l’humanité ? La Mort, réponse inévitable. Et quand, me dis-je, ce sujet, le plus mélancolique de tous, est-il le plus poétique ? D’après ce que j’ai déjà expliqué assez amplement, on peut facilement deviner la réponse : C’est quand il s’allie intimement à la Beauté. Donc, la mort d’une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du monde.”
Extrait de La genèse d’un poème, Edgar Poe, 1846
Traduit par Charles Baudelaire
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Ophelia nous plonge dans une eau profonde et ténébreuse. Ce projet de recherche réunit une filmographie des années quarante à nos jours. Pour certaines, les images sont une représentation de l’Ophelia shakespearienne, pour d’autres l’évocation de l’eau comme l’élément mélancolisant selon Huysmans.
Souvent attribuée au féminin dans l’histoire de la littérature et du cinéma, l’eau symbolise pour de nombreux auteurs, la naissance et la mort, le liquide maternel et le néant substantiel pour reprendre les termes de Gaston Bachelard. Dans Hamlet, “l’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement noyés de larmes” écrit le philosophe. Mais en dépassant le cliché de la belle endormie, “l’eau communique une rêverie où l’horreur est lente et tranquille”, elle incarne “une mélancolie substantielle” ajoute-t-il lorsqu’il définit à travers les œuvres d’Edgar Poe et de Rainer Maria Rilke le complexe d’Ophélie dans son essai L’Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière.
Ophelia propose une relecture non genrée du mythe d’Ophélie. Les images de la mort sublimée d’une Ophélie couronnée de fleurs dans un ruisseau paisible dans l’une des premières versions filmées d’Hamlet en 1948 se confrontent au désespoir et au bain de sang de Pink dans The Wall des Pink Floyd en 1982.
Au-delà du destin tragique d’Ophélie vouée à mourir dans les eaux sombres de sa propre folie, le mythe d’Ophélie révèle aussi le fantasme universel d’une immersion absolue, l’illusion d’une délivrance de la pesanteur terrestre, le rêve d’une dissolution du corps avec les éléments et l’univers et d’une pulsion de mort qui pourrait s’apparenter au sentiment océanique dans ses plus funestes interprétations.
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Acte IV, scène 7
Laertes (Laërte)
Too much of water hast thou, poor Ophelia,
And therefore I forbid my tears: but yet
It is our trick; nature her custom holds,
Let shame say what it will: when these are gone,
The woman will be out. Adieu, my lord:
I have a speech of fire, that fain would blaze,
But that this folly douts it.
Ah ! Tu n’as que trop d’eau, pauvre Ophélie ! Aussi
Je m’interdis les pleurs. Mais on est ainsi fait ;
La pudeur a beau dire : il faut que la nature
Suive son cours. Lorsque ces pleurs auront tari,
Ce qui est femme en moi se taira.
Extrait de Hamlet, William Shakespeare, 1603
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So I try to laugh about it
Cover it all up with lies
I try to laugh about it
Hiding the tears in my eyes
'Cause boys don't cry
Boys don't cry
The Cure, Boys Don’t Cry, 1980
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Avec :
Hamlet - Laurence Olivier (1948)
Vertigo - Alfred Hitchcock (1958)
Hamlet - Grigori Kozintsev (1964)
The Wall - Pink Floyd (1982)
Hamlet - Kenneth Branagh (1996)
Hamlet - Michael Almereyda (2000)
Melancholia - Lars Von Trier (2011)
La Vie d’Adèle - Abdellatif Kechiche (2013)
Moonlight - Barry Jenkins (2016)
Après la guerre - Annarita Zambrano (2017)
Ophelia - Claire McCarthy (2018)
Tout comme la Blue Library, le film comme le corpus de textes continueront d’être alimentés au fil du temps.